Veille de fête au cloître: « j’avais l’impression que la Religieuse me regardait »…

La France du 11 février 1912, le Salon des femmes peintres et sculpteurs par Maurice Deroure

Guillaume Apollinaire, qui ne publiera son premier recueil de poésie qu’en 1911, fut critique d’art à L’Intransigeant. Son regard sur les femmes artistes est somme-toute peu avant-gardiste, si l’on en croit ce qu’il écrit sur le Salon de l’Union en 1911: Ainsi, voilà une exposition où les œuvres importantes ou remarquables manquent presque totalement, et cependant il y a tant de jolis paysages, de frais bouquets de fleurs, d’innocents portraits de jeunes filles qu’on demeure ravi. Je ne suis pas de ceux qui méprisent à l’avance les œuvres des femmes et surtout des femmes françaises. Je suis d’avis que leur influence dans les arts sera bienfaisante. Je compte sur leur goût, sur la bonne grâce avec laquelle elles s’efforcent d’imiter ce qui leur paraît le beau, sur leur sens de l’arrangement et de l’élégance pour ramener les peintres eux-mêmes vers la simple et pure beauté que connut l’Antiquité, que retrouva la Renaissance. Cependant nous ne rencontrerons ici aucune de ces femmes qui, si elles le veulent, peuvent jouer ce rôle dans la renaissance qui sortira des ruines de l’impressionnisme (…). Mais parcourons cette exposition où, à défaut de force et de grâce sublime, apparaît encore un charme très délicat.

L’année suivante, sa visite au même Salon de l’Union, qu’il relate en première page de l’Intransigeant du 11 février 1912, semble l’avoir mis de meilleure humeur: Le trente-et-unième salon de l’Union des femmes peintres et sculpteurs s’est ouvert par un jour d’hiver qui, par galanterie, avait tenu à ressembler à un jour de printemps. Les rayons de soleil traversant les verrières (du Grand Palais) éclairaient agréablement toutes ces ouvres gracieuses ou fortes, dues au talent et au goût d’artistes féminins. Plus qu’à aucune autre époque, les femmes exercent aujourd’hui leur ingéniosité artistique.

Et plus loin dans ce même article, ne pouvant ignorer la toile du fait de sa dimension, il se fendra d’un: Mais quelle jolie idée dans la Veille de fête au cloître de Mlle Delattre, presque toute la toile est occupée par des fleurs, dont une religieuse se prépare à faire des bouquets.

On aurait aimé assister au baise-main.

Mathilde Delattre dans son logement-atelier, devant « la grande toile », avec son frère « Geo », vers 1937 (cliché Madeleine Tétin, colorisation 2022)

Ni la lumière jaillissant du cloître de l’abbaye d’Hautrage (Belgique), ni le halo de mystère qui nimbe l’artiste, ne peuvent masquer sa fierté de poser devant l’oeuvre, dont elle va bientôt se séparer. La toile remarquée aux salons a déjà fait l’objet d’une carte postale dans la série « Salons de 1912 » des éditions Selecta; cherchant à la vendre dès 1935 elle en refait faire des photo-cartes par le photographe Raoul Saisset qui habite le même immeuble qu’elle.

La « grande toile » s’inscrit par ailleurs dans une série de plusieurs oeuvres sur le même thème: Mathilde, qui faisait partie d’une société « spiritualiste » et ne dédaignait pas l’occultisme – comme beaucoup à cette période – semblait également avoir une certaine fascination pour cette figure des Religieuses.

Et « la grande toile » a encore une histoire devant elle: fin 1937, elle a été réparée (elle avait chuté), mais en est dépréciée; Mathilde qui vient elle-même de faire une chute sévère de l’échelle de son grenier au Grand Andely, et dont la santé va commencer à se dégrader, la vendrait à 3000 ou 3500 francs. Vers juin 1939, un industriel du Sud-Ouest, cousin de la famille roubaisienne de Mathilde, lui achète pour 2000 francs. Une de ses amies trouve cela très insuffisant, mais Mathilde est elle très satisfaite, car elle peut ainsi commencer à rembourser une dette contractée pour organiser les obsèques de son frère fin 1938…

La « grande toile » trône dès lors dans la salle à manger d’une belle villa de Monaco, récemment acquise par l’industriel. Un membre de sa famille, alors très jeune, se souvient: « l’oeuvre que je voyais durant les repas me faisait un peu peur, j’avais l’impression que la Religieuse me regardait !!! » La toile est sans doute perdue lorsque la maison est accidentellement endommagée puis détruite, aux alentours de 1960.

 

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