sauvegarde bio complète juillet 24 avant « picturisation »

Les origines: immigration à Paris & photographie; les fêtes au Caire pour la mère de Mathilde

Sophie Lemoine et « Alexandre » Pierre Clément Casajeus dit Crillon (verso de ses tirages), grands-parents de Mathilde.

Sophie Lemoine, originaire d’une famille de tisserands de lin du valenciennois, rencontre à Paris le jeune photographe « Alexandre » Pierre Clément Casajeus dit Crillon. Ce dernier, de mère anglaise et de père originaire de la Somme rurale, apprend le métier de photographe à Paris.

Chez Crillon, on est dans la peinture, le vernissage (de voitures), la blanchisserie et la lingerie, la bijouterie, l’horlogerie, et la photographie, autant d’activités «saisies» par ces migrants dynamiques récemment parisiens. La photo-carte de visite a alors un très grand succès, depuis le dépôt de son brevet en 1854 par Disderi, et de de nombreux ateliers de photographes vont se multiplier à Paris. Crillon, après son apprentissage – peut être chez Adrien Tournachon, frère de Nadar, boulevard des Capucines – ouvrira successivement des studios au 28 Faubourg Saint Honoré en 1863, en association avec Louis Ernest Raby, puis rue d’Argenteuil en 1865, puis au 11 rue Radziwill (derrière les jardins du Palais-Royal), puis enfin au 36 rue de Vivienne (2è), plus près des Grands Boulevards, jusqu’à la fin du 19è siècle. Il décèdera en 1890 à Monaco… et fera parler de lui en 2015… dans Paris Match, avec « l’hypothèse Rimbaud« …

Pour l’heure Sophie et Crillon ont une petite Clémentine (future maman de Mathilde Delattre) en 1844, une petite Amélie 4 ans plus tard, ils habitent Neuilly. En 1853 Crillon se remarie avec Anne André, qui reconnait alors Clémentine (reconnaissance qu’elle fera ensuite déclarer nulle par jugement en 1907). Mais quand 10 ans plus tard une petite demi-sœur survient, on éloigne Clémentine outre-Manche, elle y sera pensionnaire, sans doute près de chez sa grand-mère Ann Dobson.

Clémentine Casajeus dit Crillon vers 1865 par René Dagron; le khédive Ismail Pacha, père biologique présumé de Mathilde.

Mais Clémentine finit par rentrer d’Angleterre, et elle est sans doute quelque peu livrée à elle-même, toujours officiellement fille de sa belle-mère qui ne semble plus s’y intéresser beaucoup… Elle travaille sans doute comme lingère. C’est alors que surgit dans son histoire un personnage flamboyant et inattendu, le khédive Ismaïl Pacha, vice-Roi d’Egypte, séducteur notoire, et qui était venu faire un long séjour en France à l’occasion de l’exposition universelle de 1867, où l’Egypte fait sensation. Il est là pour les préparatifs de l’inauguration de son canal, pour rencontrer Mariette et discuter avec lui de la mise en perspective des trésors de l’Egypte antique, et aussi des décors d' »Aïda » qu’il a commandé à Verdi pour l’inauguration de son opéra au Caire.

Et… Ismaïl Pacha recrute également, comme à son habitude dans les capitales européennes où il a des hôtels particuliers, de jeunes femmes. C’est un habitué semble-t-il des petites blanchisseuses… et Clémentine est invitée pour les prochaines fêtes d’inauguration du canal ! Elle traverse donc cette fois la Méditerranée et sera une des toutes premières passagères du canal de Suez en 1868.

On retrouve Clémentine, mère de Mathilde, aux Jardins de l’Esbekieh (au centre du Caire d’alors), après sa traversée en 1868 (cliché Délié et Béchard).

Au Caire Clémentine aurait dû avoir droit à la « première » d’Aïda, mais la représentation en fut retardée jusque fin 1871 en raison du siège de Paris où Mariette se trouvait bloqué avec les décors et les costumes, et c’est à Rigoletto qu’assista sans doute Clémentine en 1869. Rigoletto…. où le roi s’amuse… Le roi s’amuse, les fêtes durent, et… le 10 avril 1871 une petite Mathilde nait au Caire, officiellement de père inconnu. Le khédive incitera alors Clémentine à rentrer en France, la raccompagnant lors d’un de ses voyages ultérieurs. Quelles furent les conditions exactes du séjour d’au moins 3 ans de Clémentine en Egypte ? Fréquentait-elle occasionnellement les palais du Khédive, où était-elle « intégrée » au harem de ce dernier (on sait que même plus tard, lors de son exil forcé d’Egypte, Ismaïl Pacha ne se déplaçait qu’avec ses deux yachts dont chacun hébergeait 40 concubines, dont des Européennes) ? Ou bien travaillait elle comme de nombreux domestiques parisiens recrutés à l’occasion des fêtes d’inauguration ? En tout cas selon ses confidences faites plus tard à sa cousine, sa fille est l’enfant d’Ismaïl Pacha.

Le pont Kars-el-Nil et le palais favori (aujourd’hui disparu) du Khédive au Caire, The Cairo Postcard Trust Ed.

Clémentine rentrée à Paris, son père et sa belle mère semblent aux abonnés absents, mais elle va épouser en 1874 son cousin germain du côté maternel, Paul Delattre, originaire de Crespin près de Valenciennes (Nord), qui va reconnaître et légitimer la fillette de trois ans de son épouse. Paul donnera un petit frère à Mathilde l’année suivante. Il décédera en août 1886, mais offrira un univers de fleurs à Mathilde ! Car au village des oncles, chez Delattre, on est jardiniers, et Mathilde séjournera souvent à Crespin avec ses cousins et cousines, et y reviendra souvent jusqu’en 1914. Mission accomplie donc pour Paul Delattre, qui donnera aussi la signature de Mathilde sur d’autres fleurs à venir !

L’église de Crespin (Nord) fleurie par Mathilde Delattre en 1908, et sa signature d’artiste.

Mathilde est admise au salon des Artistes Français à 18 ans

De toutes ces traversées il restera à Mathilde un grand vent et une grande lumière intérieurs, et elle y aura gagné son aura de fille du roi d’Egypte, mais cette «illégitimité» et les péripéties de sa mère la mettront en difficulté avec certains membres «bien-pensants» de sa famille, que ce soit du côté rural (surtout quand, artiste et célibataire, elle habitera le quartier Pigalle ! Le Moulin Rouge !) ou du côté de la famille parisienne où Clémentine et Mathilde seront mises en marge par certaines personnes. Mais Clémentine, forte femme, veuve, va gérer carrière et atelier ! La mère et ses deux enfants sont alors domiciliés au 3 rue Pergolèse dans le 16è arrondissement; Mathilde deviendrait élève de l’aquarelliste Jeanne Le Roux de la Société des amis des arts du Havre, et le 1er mai 1889, a à peine 18 ans, passant le barrage sélectif du jury, elle réalise sa première exposition au Salon des Artistes Français (SAF).

Le 1er mai 1889, Mathilde Delattre accroche sa première aquarelle « Fleurs » au Salon des Artistes Français. A droite, photographie de l’artiste vers 1890. A gauche, portrait de la mère de l’artiste, qui aura un rôle déterminant dans sa carrière.

Les deux années suivantes, Mathilde rejoint la toute récente scission de la Société Nationale des Beaux-Arts (celle de « jeunes peintres lassés par l’autoritarisme académique», et qui d’emblée accueille des femmes), avec des aquarelles: Etude de fleurs (2 oeuvres) en 1890 et Fleurs en 1891. En l’état actuel des recherches, il y aurait ensuite un « trou » d’expositions de 1892 à 1894, avant que la jeune artiste ne rejoigne les Salons de façon assidue. On ne peut exclure un événement intercurrent, mais durant cette période, Mathilde travaille, et elle recherche un atelier pour développer son art. Sans doute, malgré son admission précoce aux Salons, lui a-t-on suggéré d’élargir sa palette: mais les Beaux-Arts (dont l’enseignement est gratuit) sont encore interdits aux femmes, l’ouverture n’en sera discrète qu’en 1896, réelle en 1900 seulement, Mathilde arrive un peu trop tôt. Alors sa mère Clémentine finance des maîtres, deux peintres très académiques, Henry Eugène Delacroix et Gaston Casimir Saint-Pierre.

Les maîtres: Henry Eugène Delacroix (1845-1930) et Gaston Casimir Saint-Pierre (1833-1916)

Henry Eugène Delacroix est originaire de Valenciennes et donc un « pays », mais il est peu probable que Mathilde, trop jeune, ait fréquenté son école à Cambrai ou même à l’Académie de Valenciennes. Il réalise en particulier les fresques de l’église de Solesmes. En 1878 il épouse l’aquarelliste Pauline Garnier, qui deviendra Vice-Présidente de l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs (UFPS). En 1888, il devient membre de la Société des Artistes Français, chargé de l’organisation du Salon. En 1903, il est nommé Rosati d’honneur. Mari et femme tiennent atelier au 22 rue de Douai à Paris (9è) et c’est très certainement là que Mathilde rejoint son cours vers 1892.

Gaston Casimir Saint Pierre est un peintre orientaliste. Il fait plusieurs voyages en Afrique du Nord, est auteur de nombreux portraits, et a peint la fresque « Marseille » de la brasserie Le Train Bleu à la Gare de Lyon. Il habite le 17è arrondissement. Très introduit au SAF, il cautionne également l’UFPS, dont il est invité d’honneur à chaque banquet annuel.

Mathilde travaille natures mortes et portraits. En 1894 elle peint sa tante Anna Delattre à Crespin (plus ancienne œuvre retrouvée à ce jour). Dans une nature morte Dans la cuisine, identifiée sur un site d’enchères, l’artiste a peut-être représenté ses propres céramiques, car elle s’adonne aussi alors au décor sur céramique. En 1897 elle réalise le portrait de son amie et collègue Jeanne Tournay-Bourillon (1867-1932). Les deux jeunes femmes sont élèves des mêmes maîtres, et exposeront dans les mêmes salons (Société des amis des arts de Seine et Oise, SAF, UFPS); comme cela se pratique dans les ateliers, les artistes se peignent réciproquement. La critique commencera à remarquer Mathilde Delattre avec ce portrait : « Les effets de couleur, le vert dans les yeux et les pointes de rouges sont les bien venus dans les œuvres de Melle Delattre, mieux vaut le croire, enfin il y a une variété de tons et une sensibilité d’une douceur exquise dans ses oeuvres ». Quant à Mathilde, c’est Eugénie Sommer (ensuite Hauptman), une artiste tchèque qui se perfectionne au portrait à Paris, qui effectuera en 1890 son seul portrait actuellement connu.

De gauche à droite: portrait de Jeanne Tournay (1897, musée du Gévaudan-ville de Mende); portraits d’Anna Bar-Delattre (1894) et d’Amélie Rifault (1897), coll. particulières.

Dans le grand portrait de sa mère, exposé en 1898, et dont la critique souligne la majesté et le bel éclat de la facture (cf. photographie plus haut), Mathilde s’attache à mettre en avant la respectabilité et l’importance de Clémentine. Ironie du sort, cette grande toile, restée à Paris, sans doute chez l’encadreur, s’est entièrement craquée en 1948 quand l’artiste boucle son inventaire… 

L’atelier du 17 rue Duperré, Paris 9è

En 1895, Mathilde Delattre quitte le 16è avec sa mère et son frère pour habiter au 17 rue Duperré dans le 9è arrondissement, quartier urbanisé au début du XIXè siècle avec la construction d’immeubles de rapports, « bas Montmartre » qui a déjà attiré des centaines d’artistes. Elles sont locataires aux 5è et 6è étages de l’immeuble, et Mathilde dispose d’une grand atelier sous verrière.

A gauche, le plan en élévation de l’immeuble construit en 1857 prévoit les ateliers d’artistes; à droite Mathilde Delattre vers 1900 rue Duperré, décorant de la céramique. Noter au premier plan un des grands samovars rapportés d’Egypte par sa mère.

Peut-être les adresses féministes de la rue Duperré ont-elles également joué un rôle dans le déménagement de Clémentine et sa fille à cette adresse: un « Ladies-club » s’y ouvre au 14 en 1896, lieu où seules les femmes sont admises, club familial et restaurant féministe. Il est fréquenté par Marguerite Durand, fondatrice en 1897 du journal La Fronde, premier journal français à avoir été entièrement dirigé par des femmes, et qui paraîtra de 1897 à 1930. On y donne également des conférences de philosophie hindoue, auxquelles Mathilde Delattre n’est sans doute pas indifférente, elle qui fera activement partie d’une « société spiritualiste ». Par ailleurs, l’école professionnelle pour femmes créée par Elisa Lemonnier est transférée en 1882 au 24 rue Duperré, et la belle soeur de Mathilde, Emilie Delattre-Rifault (cf. portrait plus haut) y enseigne avant d’en devenir directrice.

Les Salons, et l’Union des Femmes Peintres & Sculpteurs

L’installation rue Duperré est associée au nouveau départ de l’artiste dans les Salons: Mathilde peint, Clémentine gère l’atelier, Mathilde expose en 1895 à la Société des Amis des Arts de la Seine-et-Oise au château de Versailles (dont elle est médaille d’argent en 1897), elle expose sa première nature morte à Roubaix-Tourcoing en 1896, ses premiers portraits en 1897 au SAF et à l’UFPS, les salons «de ses maîtres», donc, où elle ne cessera plus dès lors d’accrocher chaque année jusqu’à la seconde guerre mondiale, ainsi que dans de nombreux autres lieux, à la Société Nationale d’Horticulture de France, à la Société de la Miniature et de l’Aquarelle, en province, etc…

Le Salon des Artistes Français (SAF), régi depuis 1881 par la Société des Artistes Français, se tient au printemps chaque année, au Grand-Palais à partir de 1900, le public est nombreux, il reste le salon le plus fréquenté, malgré les scissions (Salon des Artistes Indépendants en 1884, Société Nationale des Beaux-Arts en 1890 – à laquelle on a vu que Mathilde Delattre participera brièvement avant de revenir au SAF -, Salon d’Automne en 1903, etc…). Le SAF fait des bénéfices : droits d’entrée, vente des catalogues, cotisations des sociétaires. Il a également la couverture de presse la plus importante. Son soutien financier aux artistes est aussi plus important que celui d’autres salons, différents prix y sont attribués, des acquisitions y sont faites par l’état et par la mairie de Paris, d’où son attrait conservé pour les artistes. Mais cette réalité économique du SAF passe peut-être devant les considérations esthétiques : sous la pression des galeries, les transformations de l’art auront lieu ailleurs  ! Le SAF restera cependant encore un pivot de l’art français des années après les scissions – dans la «tradition» des Beaux-Arts: «l’artiste doit toujours dessiner ce qu’il voit » y dira le critique « O. Mega » en 1905, condamnant les courbes de l’Art Nouveau. Anecdote, le SAF attribue des récompenses quasi-exclusivement aux artistes français, et les notices de Mathilde Delattre préciseront bien « née au Cairede parents français », affirmation dans laquelle la virgule prend toute son importance !

A gauche, le vote du jury du Salon des Artistes Français en 1903; à droite, des membres de l’Union des Femmes Peintres & Sculpteurs à la fin du XIXè siècle.

L’autre grand lieu d’exposition de Mathilde Delattre est le Salon de l’Union des Femmes Peintres & Sculpteurs (UFPS). La formation académique est toujours interdite aux femmes, très minoritaires dans les Salons bien que très nombreuses à s’adonner à l’art, et les mouvements d’émancipation artistique des femmes progressent difficilement face à la réaction de la société au XIXè siècle. L’UFPS est créée en 1881 par Hélène Bertaux, sculptrice qui milite pour l’accès des femmes à l’enseignement des Beaux-Arts et au Prix de Rome, et crée l' »Union » en lieu d’entraide pour faciliter le travail artistique féminin. L’UFPS développe des mécanismes de solidarité, et outre les divers prix, une tombola est par exemple organisée pour laquelle des oeuvres sont achetées aux débutantes, tandis que les consoeurs confirmées en offrent. Mathilde Delattre bénéficie sans doute indirectement, pour son accès aux Salons dès 1889, de ce militantisme. En 1897 pour son premier accrochage à l’Union, un jury d’admission vient cependant d’y être institué, comme au SAF. En effet Virginie Demont-Breton, nouvelle présidente, s’oppose alors à Hélène Bertaux en instituant ce jury (en partie composé des artistes déjà primées, en partie élu chaque année) afin de redonner de la crédibilité au salon de l’UFPS, à qui la critique reprochait trop d' »amateurisme ». Cette rivalité donne lieu à un débat au sein de l’Union, entre d’une part nécessaire espace de sororité comme souhaité par la fondatrice, pour épauler les artistes débutantes « snobées » par les grands Salons et les critiques d’art très majoritairement masculins, et d’autre part une évolution vers plus de professionnalisme. Le salon de l’UFPS finira par être reconnu comme un lieu important d’exposition; il se tiendra comme le SAF au Grand Palais à partir de 1901, et sera inauguré chaque année par le chef de l’état ou un de ses représentants.

On a débattu a posteriori sur la stratégie de l’Union, sur l’opportunité d’une «discrimination positive » des femmes peintres et sur la tentation d’Hélène Bertaux de faire émerger un « art féminin »; mais comme le conclut Bérangère Wasselin dans son mastère 2 d’histoire de l’art, une des rares analystes universitaires à ce jour sur l’UFPS, dont l’histoire nécessite cependant d’être développée de façon plus approfondie : «Au regard du sexisme réactionnaire qui prévalait à la fin du XIXè siècle, l’Union a été un moteur de reconsidération des artistes femmes, et a permis une évolution vers davantage de mixité en art». Mathilde Delattre restera fidèle à l’Union jusqu’en 1939, y compris après l’obtention de son 1er prix de 1903 (qui la fait exposer dès lors hors-concours, et donc sans prix possible): mais fidèle à l’esprit de la fondatrice, et membre du Comité, elle y fera la promotion de ses propres élèves.

La reconnaissance, & les élèves

Mathilde Delattre est remarquée par la critique pour ses portraits (dont celui de sa mère qu’elle expose en 1898), elle produit également de nombreux paysages et marines, en particulier à la suite de ses séjours à Perros-Guirec. Mais c’est en 1903 au salon de l’UFPS qu’elle est consacrée « peintre de fleurs » avec la première oeuvre de la série de ses « grandes floraisons », une aquarelle de 140 cm x 190 cm, « Dans un coin du parc », pour laquelle elle obtient le 1er prix de l’Union. Cette oeuvre, alors achetée par l’Etat, a une facture qui apparait quelque peu désuète aujourd’hui mais ne doit pas masquer le brio de l’aquarelliste dans sa réalisation, qui est alors souligné par de nombreux critiques: les uns y relèvent «une brillante dispersion de la lumière sur des roses, fraîchement épanouies, avec mille variétés de tons, enchevêtrées délicieusement par le pinceau de l’artiste»; quand pour d’autres «en dépit de leur entassement chaque fleur y prend sa valeur, (…) il y a une prestesse et une fraicheur qui achève de classer l’artiste au premier rang des peintres de fleurs». Cette grande aquarelle « exalte ironiquement, dans une moisson blanche qui jonche le sol, le Dieu même de la Nature, un vieux Pan au rictus énigmatique« , ajoutent d’autres. Il faut dire que les faunes sont alors tendance (il s’agit vraisemblablement d’un de ceux des jardins de Bagatelle, où travaille souvent l’artiste), Debussy en 1892 a donné « Prélude à l’après-midi d’un faune », inspiré du poème éponyme de Mallarmé, où un faune « bien seul s’offre pour triomphe la faute idéale de rose« …

A gauche, « Dans un coin du parc », 1er prix de l’Union, 1903 (musée d’Aurillac); à droite, travail d’une élève à l’atelier de Mathilde Delattre.

C’est la période des prix et des distinctions pour l’artiste. En 1899 à l’UFPS le Président de la République Félix Faure lui remet le «ruban violet» d’officier d’académie. Elle est médaille de vermeil à Charenton en 1901, devient sociétaire du SAF dès 1902, 3è médaille de ce même Salon en 1905, et Officier de l’Instruction publique la même année.

Elle ouvre alors son propre atelier au 17 rue Duperré, où elle aura dès lors une importante activité de professeur d’aquarelle. De nombreuses élèves s’y pressent, avec qui des liens se nouent, l’artiste multiplie les réunions de comités pour introduire ses élèves aux différents salons, plus tard elles repasseront et achèteront des oeuvres pour la soutenir. Une trentaine de ces élèves exposeront aux différents Salons. En 1914, dix-huit élèves de Mathilde exposent à l’UFPS ! On peut citer Germaine Boy, qui participera à l’école de Savièse; Ysabel Minoggio qui fera une longue carrière, depuis de classiques aquarelles jusqu’à des tonalités plus « art déco »; etc... Mathilde Delattre devient aussi professeur au cours de la mairie du XVIIè. En 1910, après plusieurs tentatives, elle est élue avec 125 voix et pour 3 ans au Comité de l’UFPS.

C’est durant cette période que Mathilde Delattre, malgré sa reconnaissance, ressent le besoin de devenir élève de Ferdinand Humbert, une sommité aux Beaux Arts, un artiste influent dans de nombreuses sociétés, et qui assure en 1900 le premier cours (non mixte) pour femmes, aux Beaux-Arts qui s’ouvrent enfin à elles. Mathilde est en effet dite à partir de 1906 dans les expositions son élève, outre H.E. Delacroix et G.C. Saint-Pierre, sans qu’on sache si elle a suivi ses cours aux Beaux Arts, ou plus probablement dans ses ateliers Boulevard de Clichy puis impasse Frochot dans le 9è.

Artiste, femme & célibataire

Mathilde Delattre restera célibataire et parviendra à mener une carrière fort honorable, soutenue par sa mère qui « gérait » les nombreuses visites à l’atelier en lui permettant de se concentrer sur sa peinture et son enseignement. Sans dotation financière (excepté peut-être le pécule égyptien de Clémentine ?), elle vivra de son art au moins jusque dans les années 30, contrairement à nombre de ses consoeurs qui délaisseront la peinture pour le mariage, ou en raison de celui-ci.

Elle est très active à l’UFPS mais participe également à d’autres expériences artistiques féminines, comme celle des « XII » à la Bodinière. Il s’agit d’un collectif d’artistes femmes qui décide d’exposer ensemble leurs oeuvres, expérience audacieuse et inédite pour l’époque. Ces douze artistes de différentes nationalités exposent à trois reprises, en 1899, 1900 et 1901 au théâtre de « la Bodinière« , théâtre d’application du 18 rue Saint Lazare dans le 9è, un café-concert qui organise également des expositions et des conférences.

Elle est une des plus jeunes de ce groupe, où l’on retrouve Eugénie Faux-Froidure, alors considérée comme la « grand-maître » de l’aquarelle florale par la critique, mais aussi Julia Beck, une peintre naturaliste suédoise en opposition avec son académie, ou Maria Slavona, impressionniste allemande dont l’art sera plus tard considéré comme « dégénéré »…

En 1908 elle fera partie du Syndicat des Artistes Femmes Peintres et Sculpteurs nouvellement créé, et participera à ses expositions de 1908 à 1911.

Natures mortes & grandes floraisons

Mathilde Delattre, encouragée par son succès à l’UFPS, poursuit la série de ses « grandes floraisons », très grands tableaux aux motifs floraux complexes. On est encore, avec ces grandes aquarelles décoratives, dans un style qui est « demandé » aux femmes, qui s’y remarque et qui y est acheté par la ville de Paris ou par l’état pour décorer les bureaux et administrations. Mathilde Delattre, poétesse des fleurs, se pliera bien volontiers à cette demande. « Chez la fleuriste« , aquarelle de 124 cm x 184 cm, ornera le palais de l’Elysée plusieurs années, on est bien dans les « canons » de l’époque. Pour ces grandes aquarelles, l’artiste joue dans le registre des pastels et s’attache à donner des « circonstances » aux fleurs, contrairement à certaines de ses collègues qui s’adonnent à une précision photographique et à une très forte intensité des coloris, telle la grande artiste Blanche Odin qu’elle côtoie dans de très nombreuses expositions (la critique – après avoir d’abord encensé Eugénie Faux-Froidure – s’attachant à remarquer l’une ou l’autre des deux plus jeunes artistes). Ou encore, on soulignera l’interprétation chez Melle Mathilde Delattre, et la virtuosité chez Mme Faux-Froidure:

Dans « Veille de fête au cloître« , très grande huile exposée au SAF en 1911 et à l’UFPS en 1912 (et remarquée par un certain… Guillaume Apollinaire, alors critique d’art à L’Intransigeant), « sur une terrasse où passent de blancs fantômes de religieuses sont réunies en bottes les fleurs qui demain pareront l’autel; et le soleil se joue sur l’éclatant amoncellement de leurs pétales… » La « grande toile », qui ornera le logement de l’artiste jusqu’à ce qu’elle soit contrainte de la vendre avant la seconde guerre mondiale, s’inscrit dans une série de plusieurs oeuvres sur le même thème (comme « Pour la procession » en 1902, mention honorable au SAF, ou cette « vision » de vierge plantée en haut d’un impressionnant escalier). Mathilde, qui faisait partie d’une société « spiritualiste » et ne dédaignait pas l’occultisme – comme beaucoup à cette période – semblait également avoir une certaine fascination pour cette figure des religieuses.

A gauche, photographie de Veille de fête au Cloître (huile), 1911 (éditions Selecta); à droite, peut-être À l’automne, dernière cueillette, aquarelle exposée au Salon des artistes français de 1904 (photographie F. Vizzavona – RMN)

Dans ses bouquets de fleurs très sophistiqués et ses natures mortes aux « vieux livres fleuris » de la même période (avant la guerre de 1914), l’inspiration serait celle de la peinture de nature morte flamande du XVIIè siècle. L’artiste navigue aussi des très grands aux très petits formats, avec des panneaux composés de natures mortes miniatures de 8 cm sur 8 cm !

Le choc artistique & sociétal du premier conflit mondial

En 1914 Mathilde Delattre a acquis une notoriété certaine dans les Salons et a de nombreuses élèves. Mais le conflit va entrainer une réduction drastique du nombre et de l’importance des expositions, même si l’UFPS parvient à maintenir une activité artistique a minima, développant des oeuvres de solidarité envers les blessés. L’activité d’enseignement dans les ateliers s’en ressent également fortement, les élèves ayant beaucoup moins la possibilité d’exposer. A l’Union, de nombreuses femmes artistes participent à l’effort de guerre en devenant infirmières dans les hôpitaux. Le Grand-Palais lui-même est transformé en hôpital militaire, et en 1916 c’est dans un format réduit, hébergé par la galerie Georges Petit, que l’UFPS décidera de reprendre ses expositions après une interruption en 1915. Le SAF lui ne se tiendra pas pendant la guerre, de nombreux peintres étant au front.

A gauche, l’artiste vers 1900 dans son atelier parisien, à droite en 1937 dans son jardin-refuge des Andelys. Les histogrammes donnent le nombre d’oeuvres accrochées. Après le succès de 1903 à l’aquarelle (en bleu) à l’UFPS, les huiles accrochées (en orange) deviennent plus rares. En 1915 le nombre d’expositions (courbe jaune) s’effondre en raison de la guerre.

On sait peut de choses encore sur Mathilde Delattre durant le premier conflit mondial, hormis qu’elle continue d’accrocher (uniquement à l’Union) de nombreuses roses, une marine et des natures mortes. Elle aura une maison à Crespin (Nord) jusqu’en 1914, le village sera ensuite occupé (et le clocher détruit, elle l’a représenté avant la guerre, voir plus haut). Elle séjourne en 1915, 1916 et 1918 à Perros-Guirec, dans la résidence de sa famille parisienne, où elle peint. Son frère Georges est remobilisé de 1915 à janvier 1919 malgré sa constitution fragile, et médaillé. C’est sans doute à l’issue de la 1ère guerre qu’elle acquiert sa propriété du Grand Andely où elle se rendra ensuite très souvent, entre Salons et enseignements, pour se ressourcer, cultiver et peindre ses fleurs.

« Pochades » saisies par Mathilde Delattre à Perros-Guirec durant la guerre 1914-1918.

Après-guerre, les grandes aquarelles sont moins demandées pour la décoration des appartements et administrations, et les élèves se pressent moins, aussi, pour les fleurs. Mais Mathilde Delattre est une battante et va progressivement produire à nouveau et remonter la pente des expositions, tout en découvrant les galeries vers qui le marché de l’art s’est maintenant déplacé. L’année 1927 fut ainsi importante pour elle, avec une exposition personnelle à la galerie Georges Petit rue de Sèze (9è), une médaille d’argent au SAF et… sans doute aussi le début des soucis financiers, car elle remporte la même année le prix Pillini, créé l’année précédente et destiné à venir en aide «aux artistes qui ne sont pas favorisés par la fortune»…

L’exposition particulière à la galerie Georges Petit, 1927

Mathilde Delattre connait déjà le 8 rue de Séze, avec l’UFPS, mais aussi avec les expositions de la Société de la Miniature, de l’Aquarelle et des Arts précieux.  Mais elle est très peu au fait des circuits de ventes, du fonctionnement des galeries, se dit «très maladroite avec tout ça». A force de travail, elle tient cependant son exposition particulière d’aquarelles de fleurs à la galerie Georges Petit du 15 au 28 février 1927. C’est à l’occasion du catalogue de cette exposition qu’elle répartit ses œuvres en « Intérieurs » et en « Plein air ». La réception en fut bonne, et l’artiste y eut une bonne surprise: « Le jour du vernissage j’en ai vendu 12, et 27 en tout. C’est très beau, vu ce moment où les affaires sont si mauvaises  ! Mais toute ma vie, il est écrit sans doute que j’arriverai toujours trop tard. Néanmoins je suis très contente. Je rêvais cela depuis tant d’années & je ne pensais pas pouvoir y arriver, ce fut mieux que je n’aurais osé l’espérer (…) ce fut si bien, j’y ai vu tant d’amis, j’ai eu tant de preuves d’estime artistique« .

Invitation & extraits du catalogue

Ce qui ne l’empêcha pas, quelques temps plus tard, d’avoir cette petite diatribe sur les «marchands» : « Ils font 10.000 frs des tableaux pour lesquels je demande 3.500 ! (…) une petite aquarelle pour laquelle j’ai touché 600 frs & j’ai su que le marchand l’avait vendue 2.000. Ils disent, avec raison, que sans eux nous n’aurions pas vendu. C’est malgré tout excessif » !

Vers le Plein air

Mais ce qui intéresse de plus en plus et caractérise maintenant Mathilde Delattre, c’est le «Plein air», où la fleur devient parfois plus évoquée, et où on cherche souvent comme une présence / absence dans la scène suggérée, avec de nombreuses variations sur les jardins et leurs recoins, les tables de déjeuners et autres goûters terminés, des aquarelles à la douceur des pastels, une ambiance, un enveloppement. Ces « circonstances » de fleurs étaient déjà notées par la critique avant-guerre: «La fleur, dans son œuvre, est toujours très précise et très vraie. Mais Melle Delattre se préoccupe toujours de leur créer un milieu, qu’elles servent à parer et qui semble devoir les faire briller plus encore ; elle sait imaginer des circonstances spirituellement ou poétiquement pittoresques». Dans les « Plein air » cependant, avec leurs effets de lumière (« Des jardins dans une lumière transparente« ; ou encore « Une lumière douce se joue parmi les fleurs, les porcelaines et les cristaux en désordre« ) ces effets vont en s’intensifiant.

D’une même ébauche parfois, des tableaux très différents peuvent émerger de l’imaginaire de l’artiste. A partir d’un travail préparatoire des années 1910 par exemple (retrouvé… au dos d’une petite marine), on peut suivre son évolution sur ce thème récurrent des «Déjeuners»: la même terrasse a donné lieu à un tableau exposé en 1924 (dont on a une photo-carte), traité de façon classique et sans doute à l’huile, mais aussi à une aquarelle très différente, plus tardive et où Mathilde Delattre expérimente une ambiance certes toujours naturaliste, mais beaucoup plus évanescente, et où la fleur n’est plus du tout le thème central mais le prétexte à un environnement:

Un travail préparatoire (à gauche) et deux réalisations différentes à partir du même thème de la terrasse: Fin de jour, Salon de 1924 au centre, même titre, Salon de 1930, à droite (médaille d’or).

En 1935 elle prête d’ailleurs certaines de ces oeuvres – qui diffusent une certaine « aura »- pour la réception du Congrès international de sa «chère Société» spiritualiste, «le délégué national ne voulant que des choses de moi».

Les années 30: l’or, les difficultés financières, & le refuge

Mathilde Delattre obtient une médaille d’or au Salon des artistes français de 1930. Sa mère Clémentine aura donc connu cette grande satisfaction, mais décède l’année suivante dans sa 87è année. Abattue, privée de son « manager », l’artiste tente de se ressaisir (« Il y a un trou dans mon cerveau (…) Je vais m’efforcer de n’avoir qu’Elle toujours comme but, de ne rien faire jamais sans la consulter, comme je le fis toujours (…) Je reprends mes cours mardi« ) mais la crise économique ne facilite pas, comme pour ses collègues aquarellistes, les ventes lors des expositions, et maintenant Hors-Concours au SAF comme à l’UFPS, elle ne peut plus décrocher de prix. Elle bénéficiera cependant de mécanismes de solidarité aux artistes (prix-subsides de la ville de Paris, de l’Académie des Beaux-Arts, etc…). Mais elle est contrainte à de premières immobilisations forcées à la suite d’accidents, elle est renversée dans la rue à Paris en 1935 (« alors que, toujours pressée, j’étais pourtant dans les clous, contrairement à mon habitude« ), elle chute de son grenier en 1937 (ce traumatisme aura des conséquences rénales, etc…) et la « prédiction de Clémentine », qu’elle rapporte dans un courrier, va se réaliser: «Tu ne t’appartiendras jamais ma petite fille & quand je ne serai plus là pour faire le gendarme quand tu peins, tu ne produiras plus». Sa production baisse effectivement.

Salon des Artistes Français 1930, médaille d’or pour « Fin de jour« , recto & verso.

Par ailleurs, personnalité tourbillonnante, toujours en mouvement, d’une énergie remarquable, dotée d’une grande volonté, Mathilde Delattre est aussi sujette à une grande dispersion, qu’elle affectionne d’ailleurs, entre rendez-vous, réunions, démarches, visites d’anciennes élèves, etc…, tout cela au milieu d’aller-retours incessants Paris-Les Andelys, et sa mère n’est plus là, effectivement, pour la canaliser: «Il est incroyable de ne jamais avoir un instant à soi», s’analyse Mathilde; «Je vous assure que mon existence manque de calme, où qu’elle se déroule – & j’ai le grand besoin de m’appartenir un peu, de vivre un peu de ma vie intérieure qui est pleine de richesses & me donnerait tant de joies ». C’est dans sa petite maison du Grand Andely, son « Hanneton » qu’elle va trouver cette tranquillité. Elle médite dans son jardin avant de peindre, communie avec ses fleurs: «c’est en ce moment fou de beauté, si beau que j’en ai mal – la nature est d’une telle exubérance en même temps que si harmonieuse !  L’air est si vibrant & cela fait tout le monde si heureux . En cette fin de saison si merveilleuse, la vigne vierge flambe jusqu’au haut des pommiers & de l’un à l’autre ce ne sont que guirlandes, les rosiers refleurissent tous, les héliotropes embaument, les asters qui ont des tons lunaires font devant ma chambre un rideau de rêve».

Correspondance de 1939 à sa famille, depuis « Le Hanneton » aux Andelys.

Nouveau choc, affectif et financier également, son frère Georges, qui était revenu habiter rue Duperré avec sa mère et sa soeur dès 1925 à la suite de son veuvage, décède en 1938. Mathilde doit emprunter pour assurer ses obsèques, et devient en grande difficulté pour payer le loyer de l’ensemble de son logement-atelier parisien. A nouveau renversée Rue de Rivoli en 1939, par une voiture, et en convalescence chez sa cousine aux Andelys, elle décrit avec humour les teintes successives de son corps (« bleu azural » aujourd’hui) et dit sa joie, après deux mois d’immobilisation: «j’ai eu une véritable émotion en faisant ma palette». C’est aussi l’époque où commencent à lui parvenir de nombreux colis alimentaires en provenance de sa famille roubaisienne; quand elle est à Paris, elle est très souvent invitée à dîner dans son réseau d’amies ou par la famille de son médecin dont elle est proche. Et «ma vie intérieure est belle heureusement & au-dessus des soucis de l’existence apparente», assure-t-elle.

Les années de guerre, puis le repos « autant désiré que redouté« 

Elle accueille aux Andelys en 1940 sa famille réfugiée du Nord, qui la trouve « en forme » mais « très démunie« . Pendant la durée de la seconde guerre mondiale, devenue « gentlewoman farmer » malgré elle, elle va améliorer sa survie avec sa propre production de pommes, de légumes, une chèvre, etc… Ses cousins des Andelys l’aident à installer des ruches dont elle revend une partie de sa production ! Le ravitaillement est en effet très difficile aux Andelys, et quand elle séjourne à Paris elle n’a pas de tickets de rationnement, devant se contenter de « légumes bouillis« .

«Je crois n’avoir jamais vu si doux & si bel automne (…) cela avec les phlox & les capucines & les feuillages rouges de la vigne vierge & celui des vignes qui ne le sont plus, c’est un véritable enchantement (…) mais hélas le chant des oiseaux est souvent couvert par le crépitement presque incessant des mitrailleuses»

Mathilde Delattre en méditation dans son jardin du Grand Andely, avant de peindre, vers 1937 (colorisation 2024). A l’arrière-plan, la « salle de verdure » d’où elle profite de la beauté de la nature avec laquelle elle communie et qu’elle aime par-dessus tout. Elle habite près du lycée militaire, alors occupé par les Allemands qui s’y entrainent. Elle y subira les violents bombardements de 1940 et ceux de 1944.

En mai 1941 elle vend ses derniers bijoux 10.000 francs, en 1942 elle se résigne à quitter son logement-atelier de la rue Duperré, ayant d’énormes arriérés de loyer, mais elle loue une mansarde au 6è étage du 40 bis rue de Douai, non loin de son ancienne adresse, devant souvent séjourner à Paris pour ses réunions, démarches, rencontrer ses amies, et parfois aller à l’opéra. Elle y vit en « Mimi Pinson » dit-elle, et trouverait cela agréable si elle pouvait se prémunir du froid. Ses élèves lui font une ovation lors de ses retours à son cours dans le 17è. Le marché artistique voit un mieux sous l’occupation en 1942, et elle bénéficie d’une petite retraite. En juin 1942 elle est renversée par un cycliste Place de Clichy. Elle a des commandes de toiles mais ne parvient pas à les honorer. Elle réalise sa dernière exposition au Salon des Artistes Français en 1943 avec «Contre-jour».

Après-guerre elle a de fréquentes difficultés à se déplacer, et à partir de 1947 passe les hivers à l’hôpital des Andelys, d’où depuis sa fenêtre elle s’émerveille des mouvements des bateaux sur la Seine: «Je n’hésite pas à me lever de temps en temps quand très bruyants ils sollicitent ma curiosité, il vient d’en passer cinq & dans le merveilleux soleil qui fait tout scintillant le fleuve avec leurs linges de couleur étendus qui donnent l’impression de bannières qui flottent, ils ont un air de fête qui m’enchante».

Perros 3 septembre 1915 5 h. 1/2.

Elle reste optimiste, indépendante, elle réalise tout ses biens, met sa maison en viager, vend des toiles jusqu’en 1946, pour assurer son séjour dans une maison de retraite parisienne, où elle sera plus proche de ses connaissances: emballages, désencadrements, tri, malles, destruction de papiers pour vendre les meubles… «Malgré tous les soucis matériels, il y a au fond de moi-même un si pur bonheur, que je me sens pleine de beaux élans, & de possibilités… inépuisables  -». En 1949 elle parvient à trouver une maison de retraite pour dames, à la fondation Greffulhe de Levallois-Perret, où elle terminera ses jours dans «ce repos autant désiré que redouté».

Emile Langlade, La Revue Septentrionale, 1927.

«On voudrait que j’écrire mes mémoires ! Ce ne serait guère intéressant & le voudrais-je que je ne le pourrais puisque…» (elle se dit interrompue par une visite…).

Le chemin chez Mathilde Delattre

Il faut insister sur l’importance du thème du chemin chez Mathilde Delattre, véritable leitmotiv dans son œuvre, chemin laissé libre et ouvert dans une invitation à s’y engager, chemin conduisant souvent vers un «plus loin» clair ou nébuleux. Dès 1907 elle réalise Le chemin des chardons. Souvenir de Marlotte (en bas à gauche) lors d’un pèlerinage sur les lieux de ce groupe d’artistes du même nom qui en 1830 souhaitaient peindre sur le motif, séduits par la nature sauvage et la beauté des paysages. Elle s’inspirera aussi de la côte bretonne (en haut), et de Crespin avec ce chemin floral idéalisé, par lequel on peut penser que disparaît ce colporteur lui aussi fleuri:

Un chemin qui n’était pas d’emblée tout tracé pour elle, mais sur lequel elle a su cependant jusqu’au bout maintenir son indépendance; l’énergie créatrice restera certes toujours un secret d’artiste, mais espérons la re-découverte prochaine d’oeuvres et de témoignages autour de Mathilde Delattre qui permettront de mieux préciser quel était réellement l’esprit de son chemin intérieur. En tout cas, comme le disait la critique:

… « il y a toujours, dans ses «compositions», 
nous ne savons quel enveloppement 
d’un très subtil sentiment poétique 
qui, dans notre souvenir, 
reste la caractéristique essentielle de son talent
« 

Une constellation de femmes artistes qui reste à explorer

Mathilde Delattre, projet d’éventail (détail).

L’histoire de Mathilde Delattre, femme libre faisant le choix de l’émancipation sociale par la carrière artistique à la fin du XIXè siècle, n’est certes pas un cas isolé, mais est notable pour l’époque de par sa continuité. Rien que l’évolution du graphisme des catalogues des Salons où elle a exposé nous montre l’étendue de la période traversée, avec les gravures fin XIXè, le style « art déco » de 1920, la sobriété des catalogues des galeries:

Malgré une naissance « hors normes » et la suspicion qui l’a parfois entourée, elle parvint à force d’énergie et de talent à mener une carrière honorable, quelle que soit le jugement que l’on porte sur l’œuvre, avec un réel plaisir de peindre la nature, de la confiance et des projets constants, et à former de nombreuses élèves pour lesquelles elle s’investissait auprès des sociétés artistiques dont elle faisait partie. Elle vécut longtemps d’une vraie activité professionnelle artistique, malgré son statut difficile de femme célibataire et sans soutien financier.

Il y eut à la fin XIXè et début du XXè siècles une « constellation » de femmes artistes autour de l’Union des Femmes Peintres & Sculpteurs et de quelques autres lieux d’émancipation féminine, et à laquelle Mathilde Delattre participa activement; il faudrait encore étudier les microhistoires de toutes ces femmes artistes et de leur absence de postérité; et l’histoire même de l’UFPS – surtout entre les 2 guerres – reste encore très parcellaire.

Mais si on lit la critique artistique avant-guerre 14, très condescendante…: «Habituées à une existence de contrainte, comment les femmes oseraient-elles d’une franchise obstinée regarder, étudier, dominer un spectacle, en tirer des impressions personnelles et traduire celles-ci dans une manière propre ? Mais bien qu’elles n’aient pu encore secouer toutes les habitudes qui pèsent sur leur mentalité et leur sensibilité esthétique, leurs essais ne méritent pas les blâmes dont on veut les décourager», on comprend qu’il faut considérer le travail de toute cette constellation de femmes peintres (qui sont collègues, professeurs, élèves, amies) et qui a permis une certaine évolution sociètale, comme en témoigne en 1937 – dans un moment important interrompu par la guerre, et non égalé à ce jour – la tenue au Jeu de Paume, à l’occasion de l’exposition universelle, de la plus grande exposition jamais consacrée aux femmes par la France, Les Femmes artistes d’Europe exposent au Musée du Jeu de Paume (cf. catalogue reproduit plus haut). Mathilde Delattre, comme dans un point d’orgue à sa carrière, y fut associée comme artiste invitée par le jury, bouclant ainsi la boucle, d’une certaine façon, entre deux expositions universelles (avec celle de 1867 qui vit le début de l’aventure de sa mère).

Et ce petit « Flower Power » qui a existé avant l’heure autour du 17 de la rue Duperré, Paris 9è, reste encore par bien des aspects à re-découvrir !

Sources principales & remerciements

  • Papiers famille Tétin-Ledru
  • Papiers famille Lizot-Girard
  • Bibliothèque Nationale de France (ressources en ligne sur Gallica et archives des sites Tolbiac et Richelieu)
  • Archives de la Société des Artistes Français
  • Remerciements à l’ensemble des membres et amis de l’association « Atelier Mathilde Delattre« , ainsi qu’à Jacques Lorphelin

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