
Portrait de Jeanne Tournay, 1897. Huile sur toile 86 cm x 74 cm. Exposé au Salon de l’UFPS de 1897 et au Salon des Artistes Français de 1898 (n° 610). Leg du Dr Maurice Bourillon à la Société des Lettres Sciences & Arts de la Lozère en 1931. Collection du Musée du Gévaudan- Ville de Mende.
Mathilde Delattre réalise en 1897 ce portrait de son amie et collègue Jeanne Tournay-Bourillon (1867-1932). Les deux jeunes femmes sont élèves des mêmes maîtres, Gaston Casimir Saint-Pierre (1833- 1916) et Ferdinand Humbert (1842-1934), et exposeront dans les mêmes salons (Société des amis des arts de Seine et Oise à Versailles, Salon des artistes français, Salon de l’union des femmes peintres et sculpteurs). Comme cela se pratique dans les ateliers, les artistes se peignent réciproquement. La toile reçoit une bonne critique à l’Union:

Le Courrier du soir du 10 février 1897.
La figure de Jeanne Tournay surgit du fond brun mouvant, travaillé en glacis légers, où la matière ondule comme un nuage de silence. Le profil fermé au spectateur est tout sauf distant: il incarne la méditation, le retrait — comme si Jeanne Tournay, dans l’atelier, se tenait au seuil d’une pensée. La jeune femme ferme légèrement les paupières, dans une attitude à la fois intérieure et souveraine; l’expression est à la fois fière et douce. Tout le tableau respire une retenue qui frôle la sensualité. Mathilde Delattre cherche à saisir une présence, la pensée qui passe, la fierté tranquille, la respiration du modèle. La pose, classique, rappelle la statuaire antique ou les portraits d’apparat du XVIIᵉ siècle, mais l’émotion, elle, appartient à la fin du XIXᵉ — ce moment où la peinture féminine se fait confidence.
La figure s’impose par la richesse de ses noirs et la chaleur du teint.
Mathilde Delattre joue des contrastes : la blancheur mate du cou, la chevelure brune rehaussée d’une émeraude, le bandeau vert du corsage. Une lumière chaude glisse sur la joue, le cou et la nuque. Les touches sont souples, fondues, mais jamais lissées. Les noirs de la robe ne sont pas neutres : ils vibrent de reflets bleutés et bruns, comme un velours travaillé par la lumière. Le manteau de plumes ou d’étoffe sombre, qui enveloppe l’épaule, ajoute au portrait une note presque théâtrale, mais toujours mesurée.
On reconnaît ici l’enseignement du réalisme psychologique de Gaston Casimir SaintPierre, mais aussi une affinité avec la peinture post-romantique de la fin du siècle : l’attention à la lumière dorée, la sensualité discrète des carnations, le goût du profil noble. Mathilde Delattre s’inscrit dans la lignée des portraitistes qui, à l’instar de Carolus-Duran, savent mêler observation et élégance. Mais elle en adoucit les effets, les rend plus intimes, plus nuancés. Sa touche reste féminine au sens noble : elle peint la force tranquille sans la dureté.
Ce tableau, daté de 1897, témoigne d’un moment de bascule : la peinture féminine sort du domaine décoratif pour atteindre la gravité du portrait d’artiste. Jeanne Tournay, ici, n’est pas l’objet d’un regard, mais la complice d’un regard féminin. L’œuvre devient un double portrait : celui du modèle, mais aussi celui de l’artiste qui la contemple avec respect et attention. Le geste de Mathilde Delattre est celui d’une femme qui trouve, dans la peinture, un langage de reconnaissance et d’émotion. Dans ce silence de profil, il y a toute la dignité des femmes artistes de la fin du XIXᵉ siècle, affirmant leur sensibilité sans renoncer à leur maîtrise picturale.