©éric ledru & association atelier mathilde delattre 2024

En 1903 au Salon des Artistes Français, le « bataillon des parapluies » du jury, exclusivement masculin…
L' »Union » créée par Hélène Bertaux, un jalon important dans l’émancipation des femmes au sein de la société
Au XIXè siècle la formation académique est toujours interdite aux femmes, très minoritaires dans les Salons bien que très nombreuses à s’adonner à l’art, et les mouvements d’émancipation artistique des femmes progressent difficilement face à la réaction de la société. En 1881 Hélène Bertaux, sculptrice forte de sa renommée, parvient à créer, alors que l’Etat abandonne en 1880 son contrôle sur le Salon officiel, l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs, premier mouvement d’artistes femmes français, dont le combat premier est l’accès des femmes à l’école des Beaux-Arts, dont l’enseignement (gratuit) leur est jusque-là interdit… Au « Salon des Femmes » qui a lieu dès lors chaque année dès 1882, il n’y a initialement ni jury de sélection des oeuvres, ni hiérarchie dans l’accrochage, toutes les artistes, professionnelles ou non, évoluant dans une atmosphère de solidarité. Les artistes qui y accrochent sont encouragées à participer également à d’autres Salons (Artistes Français, Indépendants, etc…) et des mécanismes de solidarité (tombola, etc…) y sont institués entre artistes débutantes et confirmées. A partir de 1897 enfin, sous l’influence de l’Union, les Beaux Arts s’ouvrent progressivement aux femmes, avec un accès complet possible à partir de 1900. Virginie Demont-Breton qui succède à Hélène Bertaux à la présidence de l’Union en 1895, introduit un jury d’admission au Salon de l’Union (en partie composé des artistes déjà primées, en partie élu chaque année), à l’issue d’intenses débats internes, entre espace de sororité souhaité par la fondatrice, et évolution vers plus de professionnalisme. Malgré les critiques souvent misogynes de nombreux critiques d’art, le Salon de l’Union atteint une renommée certaine jusqu’à fin des années 30. Il se tient au Grand Palais comme le salon des Artistes Français dès 1901, et est inauguré chaque année par le Président de la République à partir de ### et l’Etat y achète des oeuvres. Grâce à l’action féministe de ses fondatrices, l’Union peut être considérée comme un jalon important dans l’émancipation des femmes par le travail, et l’évolution de leur statut juridique (par exemple, l’internat en médecine est ouvert aux femmes en 1885 et le barreau en 1900).
On a débattu a posteriori (et en particulier dans les années 1970′) sur la stratégie de l’Union, sur l’opportunité d’une «discrimination positive » des femmes peintres et sur la tentation d’Hélène Bertaux de faire émerger un « art féminin »; mais comme le conclut Bérangère Wasselin dans son mastère 2 d’histoire de l’art, une des rares analyses universitaires à ce jour sur l’UFPS: «Au regard du sexisme réactionnaire qui prévalait à la fin du XIXè siècle, l’Union a été un moteur de reconsidération des artistes femmes, et a permis une évolution vers davantage de mixité en art».
Mathilde Delattre et l' »Union »





Le Journal des Femmes Artistes du 1er décembre 1890, (organe officiel de l’Union); des sociétaires à la fin du XIXè siècle; étiquette d’exposition de Mathilde Delattre à l’Union en 1900; composition du Comité en 1926 et du Bureau de l’Union en 1928
Les années de formation
Le 1er mai 1889, a à peine 18 ans, passant le barrage sélectif du jury, Mathilde réalise sa première exposition d’aquarelle florale au Salon des Artistes Français (SAF). Les deux années suivantes, Mathilde rejoint la toute récente scission de la Société Nationale des Beaux-Arts (celle de « jeunes peintres lassés par l’autoritarisme académique», et qui d’emblée accueille des femmes), avec, encore, des aquarelles. Elle bénéficie sans doute indirectement, pour cet accès précoce aux Salons dès 1889, du militantisme de l’Union. Elle aurait ensuite un « trou » d’expositions de 1892 à 1894, avant de rejoindre les Salons de façon assidue. Durant cette période, Mathilde travaille: elle arrive un peu trop tôt encore pour les Beaux-Arts, encore interdits aux femmes, alors pour élargir sa palette sa mère Clémentine finance des maîtres très académiques, Henry Eugène Delacroix et Gaston Casimir Saint-Pierre:
Henry Eugène Delacroix épouse en 1878 l’aquarelliste Pauline Garnier, qui deviendra Vice-Présidente de l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs. En 1888, il devient membre de la Société des Artistes Français, chargé de l’organisation du Salon. En 1903, il est nommé Rosati d’honneur. Mari et femme tiennent atelier au 22 rue de Douai à Paris (9è) et c’est très certainement là que Mathilde rejoint son cours vers 1892; Gaston Casimir Saint Pierre est un peintre orientaliste, auteur de nombreux portraits. Il habite le 17è arrondissement. Très introduit au SAF, il « cautionne » également l’UFPS, dont il est invité d’honneur à chaque banquet annuel.
Mathilde ré-accroche en 1895 à la Société des Amis des Arts de la Seine-et-Oise, à Roubaix-Tourcoing en 1896, ses premiers portraits en 1897 au SAF et à l’Union, les salons «de ses maîtres», donc, où elle ne cessera plus dès lors d’accrocher chaque année jusqu’à la seconde guerre mondiale, ainsi que dans de nombreux autres lieux, à la Société Nationale d’Horticulture de France, à la Société de la Miniature et de l’Aquarelle, en province, etc…
Quand elle rejoint l’Union en 1897, un jury d’admission vient donc d’y être institué, comme au SAF. Elle restera fidèle à l’Union jusqu’en 1939, y compris après l’obtention de son 1er prix de 1903 (qui la fait exposer dès lors hors-concours, et donc sans prix possible): mais fidèle à l’esprit de la fondatrice, et membre du Comité, elle y fera la promotion de ses propres élèves.
La reconnaissance, & les élèves
C’est en 1903 au salon de l’UFPS que Mathilde Delattre est consacrée « peintre de fleurs » avec la première oeuvre de la série de ses « grandes floraisons », une aquarelle de 140 cm x 190 cm, «Dans un coin du parc», pour laquelle elle obtient le 1er prix de l’Union. L’oeuvre est achetée par l’Etat, et le brio de l’aquarelliste est alors souligné par de nombreux critiques: les uns y relèvent «une brillante dispersion de la lumière sur des roses, fraîchement épanouies, avec mille variétés de tons, enchevêtrées délicieusement»; quand pour d’autres «en dépit de leur entassement chaque fleur y prend sa valeur, (…) il y a une prestesse et une fraicheur qui achève de classer l’artiste au premier rang des peintres de fleurs».

« Dans un coin du parc », 1er prix de l’Union, 1903 (musée d’Aurillac)
Durant cette période Mathilde Delattre, malgré sa reconnaissance, ressent le besoin de devenir également élève de Ferdinand Humbert, artiste influent dans de nombreuses sociétés, et qui assure en 1900 le premier cours (non mixte !) pour femmes aux Beaux-Arts, qui s’ouvrent enfin à elles.

L’atelier Humbert aux Beaux-Arts
C’est la période des prix et des distinctions pour l’artiste. En 1899 à l’Union le Président de la République Félix Faure lui remet le «ruban violet» d’officier d’académie. Elle attend cependant sa 3è médaille au Salon officiel en 1905 pour se décider à ouvrir son atelier du 17 rue Duperré à Paris 9è; elle aura dès lors une importante activité de professeur d’aquarelle. Des liens se nouent avec les élèves, l’artiste multiplie les réunions de comités pour les introduire aux différents salons, plus tard elles repasseront et achèteront des oeuvres pour la soutenir. Une trentaine de ces élèves exposeront aux différents Salons. En 1914, dix-huit élèves de Mathilde exposent à l’Union ! On peut citer Germaine Boy, qui participera à l’école de Savièse; Ysabel Minoggio qui fera une longue carrière, depuis de classiques aquarelles jusqu’à des tonalités plus « art déco »; etc…
En 1910, après plusieurs tentatives, elle est élue pour la première fois avec 125 voix et pour 3 ans au Comité de l’Union, dont elle sera également membre du jury. Elle expose à au moins 37 Salons de l’Union, de 1897 à 1939, plus de 150 oeuvres (dont, en 1912, sa « grande toile » Veille de fête au cloître« ).
Mathilde Delattre dans d’autres « Réseaux » de Femmes artistes
Mathilde Delattre restera célibataire et parviendra à mener une carrière honorable, soutenue par sa mère qui «gérait» les nombreuses visites à l’atelier en lui permettant de se concentrer sur sa peinture et son enseignement. Sans dotation financière, elle vivra de son art au moins jusque dans les années 30, contrairement à nombre de ses consoeurs qui délaisseront la peinture pour le mariage, ou en raison de celui-ci.
Elle est très active à l’UFPS mais participe également à d’autres expériences artistiques féminines, comme celle des «XII» à la Bodinière: l s’agit d’un collectif d’artistes femmes qui décide d’exposer ensemble leurs oeuvres, expérience audacieuse et inédite pour l’époque. Ces douze artistes de différentes nationalités exposent à trois reprises, en 1899, 1900 et 1901 au théâtre de « la Bodinière » , théâtre d’application du 18 rue Saint Lazare dans le 9è, un café-concert qui organise également des expositions et des conférences.

Elle est une des plus jeunes de ce groupe, où l’on retrouve Eugénie Faux-Froidure, alors considérée comme la « grand-maître » de l’aquarelle florale par la critique (1er prix de l’Union en 1902), mais aussi Julia Beck, une peintre naturaliste suédoise en opposition avec son académie, ou Maria Slavona, impressionniste allemande dont l’art sera plus tard considéré comme « dégénéré »…
De 1908 à 1911, Mathilde Delattre, sans être adhérente a priori, participera aux expositions organisées par le Syndicat des Artistes Femmes Peintres et Sculpteurs nouvellement créé.
En 1937 – dans un moment important interrompu par la guerre – se tient à l’occasion de l’exposition universelle, la plus grande exposition jamais consacrée aux femmes par la France, Les Femmes artistes d’Europe exposent au Musée du Jeu de Paume. Mathilde Delattre, comme dans un point d’orgue à sa carrière, y est associée comme artiste invitée par le jury.
Une « constellation » de Femmes artistes

Mathilde Delattre, projet d’éventail (détail).
L’histoire de Mathilde Delattre, femme libre faisant le choix de l’émancipation sociale par la carrière artistique à la fin du XIXè siècle, n’est certes pas un cas isolé, mais est notable pour l’époque de par sa continuité; elle parvint à force d’énergie et de talent à mener une carrière honorable, avec un réel plaisir de peindre la nature, de la confiance et des projets constants, elle forma de nombreuses élèves pour lesquelles elle s’investissait auprès des sociétés artistiques dont elle faisait partie. A partir des années 30 cependant, elle dut faire face à de grosses difficultés financières, n’ayant que partiellement pris le chemin des Galeries vers lesquelles se déplaçait le marché de l’art.
Il y eut à la fin XIXè et début du XXè siècles une «constellation» de femmes artistes autour de l’Union des Femmes Peintres & Sculpteurs et de quelques autres lieux d’émancipation féminine, et à laquelle Mathilde Delattre participa activement; il faudrait encore étudier les microhistoires de toutes ces femmes artistes et de leur absence de postérité; et l’histoire elle même de l’Union – surtout entre les 2 guerres – reste encore très parcellaire.
Mais si on lit la critique artistique avant-guerre 14, très condescendante…: «Habituées à une existence de contrainte, comment les femmes oseraient-elles d’une franchise obstinée regarder, étudier, dominer un spectacle, en tirer des impressions personnelles et traduire celles-ci dans une manière propre ? Mais bien qu’elles n’aient pu encore secouer toutes les habitudes qui pèsent sur leur mentalité et leur sensibilité esthétique, leurs essais ne méritent pas les blâmes dont on veut les décourager», on comprend qu’il faut considérer le travail de toute ces femmes peintres (qui sont collègues, professeurs, élèves, amies), et qui a permis une certaine évolution sociétale. Et le petit «Flower Power» qui a existé avant l’heure autour du 17 de la rue Duperré, Paris 9è, reste encore par bien des aspects à découvrir !