Paris / Le Caire / Crespin
La rencontre à Paris de la fille du blanchisseur du Nord et de l’apprenti photographe; les fêtes au Caire pour la mère de Mathilde


Sophie Lemoine et « Alexandre » Pierre Clément Casajeus dit Crillon (verso de ses tirages), grands-parents de Mathilde.
Sophie Lemoine, originaire d’une famille de tisserands de lin du valenciennois, dont le père est monté à Paris pour y être blanchisseur, rencontre le jeune photographe « Alexandre » Pierre Clément Casajeus dit Crillon. Ce dernier, né à Paris de mère anglaise et de père originaire du Béarn, apprend le métier de photographe. Il a trois soeurs nées à Cheltenham , dont l’ainée, qui épousa également un anglais, est marchande de thés et vins fins à Paris.
La photo-carte de visite a alors un très grand succès, depuis le dépôt de son brevet en 1854 par Disderi, et de de nombreux ateliers de photographes vont se multiplier à Paris. Crillon, après son apprentissage – peut être chez Adrien Tournachon, frère de Nadar, boulevard des Capucines – ouvrira successivement des studios au 28 Faubourg Saint Honoré en 1863, en association avec Louis Ernest Raby, puis rue d’Argenteuil en 1865, puis au 11 rue Radziwill (derrière les jardins du Palais-Royal), puis enfin au 36 rue de Vivienne (2è), plus près des Grands Boulevards, jusqu’à la fin du 19è siècle. Il décèdera en 1890 à Monaco… et fera parler de lui en 2015… dans Paris Match, avec « l’hypothèse Rimbaud« …
Pour l’heure Sophie et Crillon ont une petite Clémentine (future maman de Mathilde Delattre) en 1844, une petite Amélie 4 ans plus tard, ils habitent Neuilly. En 1853 Crillon se remarie avec Anne André, qui reconnait alors Clémentine (reconnaissance qu’elle fera ensuite déclarer nulle par jugement en 1907). Mais quand 10 ans plus tard une petite demi-sœur survient, on éloigne Clémentine outre-Manche, elle y sera pensionnaire, sans doute près de la famille de sa grand-mère Dobson.


Clémentine Casajeus dit Crillon vers 1865 par René Dagron; le khédive Ismail Pacha, père biologique présumé de Mathilde.
Mais Clémentine finit par rentrer d’Angleterre, et elle est sans doute quelque peu livrée à elle-même, toujours officiellement fille de sa belle-mère qui ne semble plus s’y intéresser beaucoup… Elle travaille sans doute comme lingère. C’est alors que surgit dans son histoire un personnage flamboyant et inattendu, le khédive Ismaïl Pacha, vice-Roi d’Egypte, séducteur notoire, et qui était venu faire un long séjour en France à l’occasion de l’exposition universelle de 1867, où l’Egypte fait sensation. Il est là pour les préparatifs de l’inauguration de son canal, pour rencontrer Mariette et discuter avec lui de la mise en perspective des trésors de l’Egypte antique, et aussi des décors d' »Aïda » qu’il a commandé à Verdi pour l’inauguration de son opéra au Caire.
Et… Ismaïl Pacha recrute également, comme à son habitude dans les capitales européennes où il a des hôtels particuliers, de jeunes femmes. C’est un habitué semble-t-il des petites blanchisseuses… et Clémentine est invitée pour les prochaines fêtes d’inauguration du canal ! Elle traverse donc cette fois la Méditerranée et sera une des toutes premières passagères du canal de Suez en 1868.



On retrouve Clémentine, mère de Mathilde, aux Jardins de l’Esbekieh (au centre du Caire d’alors), après sa traversée en 1868 (cliché Délié et Béchard).
Au Caire Clémentine aurait dû avoir droit à la « première » d’Aïda, mais la représentation en fut retardée jusque fin 1871 en raison du siège de Paris où Mariette se trouvait bloqué avec les décors et les costumes, et c’est à Rigoletto qu’assista sans doute Clémentine en 1869. Rigoletto…. où le roi s’amuse… Le roi s’amuse, les fêtes durent, et… le 10 avril 1871 une petite Mathilde nait au Caire, officiellement de père inconnu. Le khédive incitera alors Clémentine à rentrer en France, la raccompagnant lors d’un de ses voyages ultérieurs. Quelles furent les conditions exactes du séjour d’au moins 3 ans de Clémentine en Egypte ? Fréquentait-elle occasionnellement les palais du Khédive, où était-elle « intégrée » au harem de ce dernier (on sait que même plus tard, lors de son exil forcé d’Egypte, Ismaïl Pacha ne se déplaçait qu’avec ses deux yachts dont chacun hébergeait 40 concubines, dont des Européennes) ? Ou bien travaillait elle comme de nombreux domestiques parisiens recrutés à l’occasion des fêtes d’inauguration ? En tout cas selon ses confidences faites plus tard à sa cousine, sa fille est l’enfant d’Ismaïl Pacha.

Le pont Kars-el-Nil et le palais favori (aujourd’hui disparu) du Khédive au Caire, The Cairo Postcard Trust Ed.
Clémentine rentrée à Paris, son père et sa belle mère semblent aux abonnés absents, mais elle va épouser en 1874 son cousin germain du côté maternel, Paul Delattre, originaire de Crespin près de Valenciennes (Nord), qui va reconnaître et légitimer la fillette de trois ans de son épouse. Paul donnera un petit frère à Mathilde l’année suivante. Il décédera en août 1886, mais offrira un univers de fleurs à Mathilde ! Car au village des oncles, chez Delattre, on est jardiniers, et Mathilde séjournera souvent à Crespin avec ses cousins et cousines, et y reviendra souvent jusqu’en 1914. Mission accomplie donc pour Paul Delattre, qui donnera aussi la signature de Mathilde sur d’autres fleurs à venir !


L’église de Crespin (Nord) fleurie par Mathilde Delattre en 1908, et sa signature d’artiste.
Mathilde a donc des origines dans le Béarn (Casajeus) , en Angleterre (Dobson), dans le Nord de la France (Lemoine et Delattre), en Egypte/Turquie, … et sans doute en Circassie par la mère d’Ismail Pacha ! Un melting-pot d’où vont sortir de belles couleurs.

Mathilde avant Mathilde Delattre: une aquarelle précoce, elle n’a pas encore adopté sa signature d’artiste (coll. particulière, non datée).