Les années 30 et 40: l’Or & le Refuge

Les années 30 et 40: l’Or & le Refuge

Mathilde Delattre obtient une médaille d’or au Salon des artistes français de 1930. Sa mère Clémentine aura donc connu cette grande satisfaction, mais décède l’année suivante dans sa 87è année. Abattue, privée de son « manager », l’artiste tente de se ressaisir (« Il y a un trou dans mon cerveau (…) Je vais m’efforcer de n’avoir qu’Elle toujours comme but, de ne rien faire jamais sans la consulter, comme je le fis toujours (…) Je reprends mes cours mardi« ) mais la crise économique ne facilite pas, comme pour ses collègues aquarellistes, les ventes lors des expositions, et maintenant Hors-Concours au SAF comme à l’UFPS, elle ne peut plus décrocher de prix. Elle bénéficiera cependant de mécanismes de solidarité aux artistes (prix-subsides de la ville de Paris, de l’Académie des Beaux-Arts, etc…). Mais elle est contrainte à de premières immobilisations forcées à la suite d’accidents, elle est renversée dans la rue à Paris en 1935 (« alors que, toujours pressée, j’étais pourtant dans les clous, contrairement à mon habitude« ), elle chute de son grenier en 1937 (ce traumatisme aura des conséquences rénales, etc…) et la « prédiction de Clémentine », qu’elle rapporte dans un courrier, va se réaliser: «Tu ne t’appartiendras jamais ma petite fille & quand je ne serai plus là pour faire le gendarme quand tu peins, tu ne produiras plus». Sa production baisse effectivement.

Salon des Artistes Français 1930, médaille d’or pour « Fin de jour« , recto & verso.

Par ailleurs, personnalité tourbillonnante, toujours en mouvement, d’une énergie remarquable, dotée d’une grande volonté, Mathilde Delattre est aussi sujette à une grande dispersion, qu’elle affectionne d’ailleurs, entre rendez-vous, réunions, démarches, visites d’anciennes élèves, etc…, tout cela au milieu d’aller-retours incessants Paris-Les Andelys, et sa mère n’est plus là, effectivement, pour la canaliser: «Il est incroyable de ne jamais avoir un instant à soi», s’analyse Mathilde; «Je vous assure que mon existence manque de calme, où qu’elle se déroule – & j’ai le grand besoin de m’appartenir un peu, de vivre un peu de ma vie intérieure qui est pleine de richesses & me donnerait tant de joies ». C’est dans sa petite maison du Grand Andely, son « Hanneton » qu’elle va trouver cette tranquillité. Elle médite dans son jardin avant de peindre, communie avec ses fleurs: «c’est en ce moment fou de beauté, si beau que j’en ai mal – la nature est d’une telle exubérance en même temps que si harmonieuse !  L’air est si vibrant & cela fait tout le monde si heureux . En cette fin de saison si merveilleuse, la vigne vierge flambe jusqu’au haut des pommiers & de l’un à l’autre ce ne sont que guirlandes, les rosiers refleurissent tous, les héliotropes embaument, les asters qui ont des tons lunaires font devant ma chambre un rideau de rêve».

Correspondance de 1939 à sa famille, depuis « Le Hanneton » aux Andelys.

Nouveau choc, affectif et financier également, son frère Georges, qui était revenu habiter rue Duperré avec sa mère et sa soeur dès 1925 à la suite de son veuvage, décède en 1938. Mathilde doit emprunter pour assurer ses obsèques, et devient en grande difficulté pour payer le loyer de l’ensemble de son logement-atelier parisien. A nouveau renversée Rue de Rivoli en 1939, par une voiture, et en convalescence chez sa cousine aux Andelys, elle décrit avec humour les teintes successives de son corps (« bleu azural » aujourd’hui) et dit sa joie, après deux mois d’immobilisation: «j’ai eu une véritable émotion en faisant ma palette». C’est aussi l’époque où commencent à lui parvenir de nombreux colis alimentaires en provenance de sa famille roubaisienne; quand elle est à Paris, elle est très souvent invitée à dîner dans son réseau d’amies ou par la famille de son médecin dont elle est proche. Et «ma vie intérieure est belle heureusement & au-dessus des soucis de l’existence apparente», assure-t-elle.

Les années de guerre, puis le repos « autant désiré que redouté »

Elle accueille aux Andelys en 1940 sa famille réfugiée du Nord, qui la trouve « en forme » mais « très démunie« . Pendant la durée de la seconde guerre mondiale, devenue « gentlewoman farmer » malgré elle, elle va améliorer sa survie avec sa propre production de pommes, de légumes, une chèvre, etc… Ses cousins des Andelys l’aident à installer des ruches dont elle revend une partie de sa production ! Le ravitaillement est en effet très difficile aux Andelys, et quand elle séjourne à Paris elle n’a pas de tickets de rationnement, devant se contenter de « légumes bouillis« .

«Je crois n’avoir jamais vu si doux & si bel automne (…) cela avec les phlox & les capucines & les feuillages rouges de la vigne vierge & celui des vignes qui ne le sont plus, c’est un véritable enchantement (…) mais hélas le chant des oiseaux est souvent couvert par le crépitement presque incessant des mitrailleuses»

Mathilde Delattre en méditation dans son jardin du Grand Andely, avant de peindre, vers 1937 (colorisation 2024). A l’arrière-plan, la « salle de verdure » d’où elle profite de la beauté de la nature avec laquelle elle communie et qu’elle aime par-dessus tout. Elle habite près du lycée militaire, alors occupé par les Allemands qui s’y entrainent. Elle y subira les violents bombardements de 1940 et ceux de 1944.

En mai 1941 elle vend ses derniers bijoux 10.000 francs, en 1942 elle se résigne à quitter son logement-atelier de la rue Duperré, ayant d’énormes arriérés de loyer, mais elle loue une mansarde au 6è étage du 40 bis rue de Douai, non loin de son ancienne adresse, devant souvent séjourner à Paris pour ses réunions, démarches, rencontrer ses amies, et parfois aller à l’opéra. Elle y vit en « Mimi Pinson » dit-elle, et trouverait cela agréable si elle pouvait se prémunir du froid. Ses élèves lui font une ovation lors de ses retours à son cours dans le 17è. Le marché artistique voit un mieux sous l’occupation en 1942, et elle bénéficie d’une petite retraite. En juin 1942 elle est renversée par un cycliste Place de Clichy. Elle a des commandes de toiles mais ne parvient pas à les honorer. Elle réalise sa dernière exposition au Salon des Artistes Français en 1943 avec «Contre-jour».

Après-guerre elle a de fréquentes difficultés à se déplacer, et à partir de 1947 passe les hivers à l’hôpital des Andelys, d’où depuis sa fenêtre elle s’émerveille des mouvements des bateaux sur la Seine: «Je n’hésite pas à me lever de temps en temps quand très bruyants ils sollicitent ma curiosité, il vient d’en passer cinq & dans le merveilleux soleil qui fait tout scintillant le fleuve avec leurs linges de couleur étendus qui donnent l’impression de bannières qui flottent, ils ont un air de fête qui m’enchante».

Perros 3 septembre 1915 5 h. 1/2.

Elle reste optimiste, indépendante, elle réalise tout ses biens, met sa maison en viager, vend des toiles jusqu’en 1946, pour assurer son séjour dans une maison de retraite parisienne, où elle sera plus proche de ses connaissances: emballages, désencadrements, tri, malles, destruction de papiers pour vendre les meubles… «Malgré tous les soucis matériels, il y a au fond de moi-même un si pur bonheur, que je me sens pleine de beaux élans, & de possibilités… inépuisables  -». En 1949 elle parvient à trouver une maison de retraite pour dames, à la fondation Greffulhe de Levallois-Perret, où elle terminera ses jours dans «ce repos autant désiré que redouté».

Emile Langlade, La Revue Septentrionale, 1927.

«On voudrait que j’écrire mes mémoires ! Ce ne serait guère intéressant & le voudrais-je que je ne le pourrais puisque…» (elle se dit interrompue par une visite…).

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