Le spiritualisme de Mathilde Delattre: des rencontres, une Société, & une philosophie à décrypter dans l’oeuvre
Mathilde Delattre fait souvent état, dans les correspondances des années 1930 à sa famille, de son appartenance à une « société spiritualiste » – non identifiée à ce jour – qu’elle fréquente régulièrement avec bonheur. Au travers de ses rencontres, de son oeuvre et de ses écrits, nous tentons ici de cerner l’énergie spirituelle au travail chez l’artiste.
« Je vous assure que mon existence manque de calme, où qu’elle se déroule –
& j’ai le grand besoin de m’appartenir un peu,
de vivre un peu de ma vie intérieure qui est pleine de richesses & me donnerait tant de joies (…) »
On comprend, dans cet extrait d’une lettre de 1942, qu’au cours de son existence indépendante elle dut développer constamment une énergie importante, pour sa production artistique, ses expositions, son enseignement, sa participation aux comités des salons et réunions des associations, ses nombreuses visites données et rendues, etc… dans une existence tourbillonnante – ou qui se devait d’être telle – Sa production picturale nécessitait cette énergie intérieure, mais aussi des fenêtres de « temps long », dont elle disposait trop rarement, surtout après le décès en mai 1931 de sa mère, qui « gérait » jusque là son atelier.

Mathilde Delattre médite dans son jardin des Andelys en 1937, avant de travailler à une toile. Cliché Madeleine Tétin, colorisation 2023.
Mirra & Mathilde, l’argent pour deux jeunes peintres: un croisement singulier, une rencontre peut-être ?

Exposition de la Société des amis des arts de Seine et Oise, J. des Artistes du 15 août 1897.
En 1897 alors qu’elle reprend ses accrochages dans les Salons après une période de formation complémentaire, Mathilde Delattre âgée de 26 ans obtient une 3è médaille (argent) à la Société des amis des arts de Seine et Oise au château de Versailles, peut-être pour son aquarelle « Rêverie »… Or, parmi les autres récipiendaires de cette médaille, on trouve le nom de Mirra Alfassa (1878-1973), qui va très bientôt épouser le peintre Henri Morisset. Sans doute les deux jeunes femmes ont-elle échangé lors de cette exposition qui dura plusieurs jours. La mère de Mirra est née à Alexandrie, Mathilde elle-même est native du Caire, et on peut imaginer que ces origines orientales les aient rapprochées. La jeune Mirra fait fréquemment des expériences de « sortie de son corps » et a des « visions » depuis l’enfance. Elle se rendra en Inde avec son mari, en 1914, à Pondichéry et y rencontrera sa « vision matérialisée », le penseur indien Sri Aurobindo ! En 1920 elle se fixera définitivement dans l’ashram de ce dernier, dont elle deviendra, sous le nom de « Mère », la compagne spirituelle, prenant en main la gestion de l’ashram. Elle fondera en 1968 près de Pondichéry, dans la mouvance de la « contre-culture », la cité utopique d’Auroville, expérience internationale soutenue par l’Unesco, dont l’objectif est de concrétiser un nouvel élan humain, et une des rares expériences communautaires des années 60 qui existe toujours aujourd’hui. S’il y a bien eu rencontre en 1897, on peut imaginer que la forte personnalité de Mirra marqua sa consoeur Mathilde…

Le symbole de la Mère, et d’Auroville.



Extraits du catalogue 1897 de la Société des amis des arts de Seine et Oise.

Mirra Alfassa, A Friend’s garden, huile sur panneau, 13,5 cm x 18 cm, ca 1905. Il s’agit d’un jardin où la future « Mère » méditait et eut une expérience de « sortie de son corps ».
« Le mouv’ spirite » de la fin du 19è siècle fut aussi un mode d’émancipation féminine
Science – et donc affaire d’hommes – à l’origine, l’étude du magnétisme animal est développée par Franz Anton Mesmer (1734-1815). Avec l’exploration de ce fluide subtil et universel dont il faut rétablir la circulation chez les patients, c’est l’essor de hypnose avec l’abbé Faria (1756-1819), et ce jusqu’au début du 20è siècle. Mais ce sont bien deux femmes, les soeurs Fox, médiums d’Amérique du Nord, qui vont être en 1848 à l’origine de l’engouement occidental pour le spiritisme, technique de communication entre les esprits, avec ceux des défunts notamment.
Le 19è siècle voit également se développer des mouvements religieux syncrétiques inspirés du romantisme européen et de l’ésotérisme hindou alors en vogue, tels la théosophie d’Helena Blavatsky (1831-1891).

Héléna Blavatsky.
Les femmes spirites, théosophes, anthroposophes, etc… prennent alors une place qui leur est refusée par la religion catholique. Revues, séances et réunions spirites ou spiritualistes se multiplient. Au risque cependant, dans le cadre de l’occultisme que l’on tente alors d’accréditer comme une science, de voir des femmes médiums devenir de véritables cobayes dans des expériences orchestrées par des « experts » mâles. La photographie y vient en support technique pour matérialiser les apparitions d’esprits ou fixer les « ectoplasmes ».
Mais à en parallèle à ces expériences de salons, des cercles de réflexion plus philosophiques voient également le jour, autour de l’« hindouisme » qui passionne. Ainsi, au 14 de la rue Duperré dans le 9è arrondissement (Mathilde Delattre habite au 17) est fondé en 1896 un « Ladies-club », qui en juin 1898 reçoit dans sa serre le jeune brahmane hindou Brâhmachârin Bodhabhikshu, dont la Philosophie ésotérique de l’Inde sera éditée par les publications théosophiques de Paris en 1903. Le journaliste présent rapporte:
«Ils réprouvent la doctrine de la fatalité»
«chaque acte serait une projection qui rebondirait vers nous selon l’impulsion initiale»
Or c’est précisément cette philosophie de l’existence, ce lien entre pouvoir de l’esprit et réalisation, qui apparait très souvent dans les correspondances de Mathilde Delattre, avec par exemple dans ses voeux à sa famille en 1947:
« Je crois pour ma part qu’il faut croire pour qu’elles viennent (les bonnes surprises) parce que la pensée est une action, le désir est une action, et si émanant du plus profond et du meilleur de nous-mêmes, ces grandes masses, nous nous employons à ce vouloir, nous obtiendrons le résultat tant désiré »
L' »hindouisme » est bien tendance alors: en novembre 1898, alors que Mathilde Delattre expose à la 6è Exposition Nationale du Travail (« Exposition Industrielle, Artistique, de l’Enseignement, des Sciences Sociales et des Beaux-Arts »), au Palais-Sport, en « attraction » le jeûneur Succi , adepte du respirianisme (qui consiste à se nourrir d’air et de lumière pour accéder à « notre être divin ») se prive de nourriture pendant les 21 jours de l’exposition, isolé dans une cabane de verre pour permettre le contrôle permanent de son jeûne !
Mathilde Delattre, sa société spiritualiste, son intérêt pour l’occultisme

Extrait du catalogue de l’exposition particulière de Mathilde Delattre en 1927 à la Galerie Georges Petit: l’inspiration orientale n’est pas absente.
En 1909 la critique remarque dans ses compositions « une vie ostensible des atomes en mouvement dans l’ambiance »:

La Revue des beaux-arts du 10 janvier 1909.
Dans la famille de l’artiste, on retrouve un cousin remarqué comme bon médium par ses médecins, et un petit neveu aux dons de sourcier. Mathilde participe à des séances de « tables tournantes » chez son autre cousin, rigoureux instituteur chez qui elle séjourne régulièrement, comme en témoigne ce courrier de décembre 1937 (alors qu’elle s’interroge sur la décision de quitter son atelier parisien pour raisons financières):
« Presque tout le monde trouve qu’il est fou de quitter mon atelier (…) vous devriez bien à l’occasion interroger votre table qui répond si bien (…) On parlait justement de cela ici avant hier entre plusieurs amis, & les dangers de certaines invocations ; les questions comme celle dont tu me parles concernant la santé, ne peuvent avoir aucune fâcheuse conséquence, mais ne pas évoquer d’esprits ; on a parlé de plusieurs cas étranges, dont celui d’une personne que j’ai parfois rencontrée & que je jugeais bien bizarre, elle a maintenant une grave maladie nerveuse »
Elle relate très souvent dans ses lettres son appartenance à une société spiritualiste, dont les réunions, et les lectures, semblent pour elle extrêmement stimulantes. A l’été 1935 elle prête plusieurs peintures pour la réception du Congrès international de sa « chère Société, le… directeur… délégué national etc, ne voulant que des choses de moi ». Elle recevra de nombreux compliments pour ses tableaux à l’issue du congrès:
« Tout ce que j’ai entendu venant d’êtres si élevés m’a été plus sensible que toutes les appréciations de peintres »
Elle participe aux « journées fraternelles » de son groupe spiritualiste aux environs de Paris, ainsi qu’à ses assemblées générales, jusqu’à la fin des années 30 au moins. Pour l’heure cette société n’a pu être identifiée.
En mai 1931, en plein deuil de sa chère Maman, elle affirme sa croyance en la survie d’une partie de la personne disparue: «Je ne peux croire qu’elle n’ait la récompense de sa vie & je suis persuadée que ce qui ne meurt pas sera près de nous toujours», et sa volonté de rester en lien avec elle: « je vais m’efforcer de ne rien faire jamais sans la consulter, comme je le fis toujours, & je sais que toujours elle m’entendra »

Mathilde Delattre méditant face à la tombe de sa mère Clémentine Crillon, ancien cimetière du Grand Andely, 1937.
On retrouve dans ses courriers des souhaits, comme magiques, de bien être à ses proches (cf. plus haut); et alors qu’elle fait face à de douloureux problèmes de santé, à la fin des années 30:
« (La souffrance a) quelque chose de très spécial & de très doux – Si nous nous donnons la peine de méditer sur notre souffrance, nous sentons qu’elle a une raison d’être & qu’elle nous mène toujours au but que nous devons atteindre ; une fois surmontée elle est purificatrice & éducatrice ».
De même face aux ennuis financiers, par lesquels elle refuse de se laisser paralyser:
« Malgré tous les soucis matériels, il y a au fond de moi-même un si pur bonheur, que je me sens pleine de beaux élans, & de possibilités… inépuisables – »
Un chemin libre et pourtant peuplé
La Revue des beaux-arts du 10 janvier 1909 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1200660/f25.item
Il faut insister sur l’importance du thème du chemin chez Mathilde Delattre, véritable leitmotiv dans son œuvre, chemin laissé libre et ouvert dans une invitation à s’y engager, chemin conduisant souvent vers un «plus loin» clair ou nébuleux. Dès 1907 elle réalise Le chemin des chardons. Souvenir de Marlotte (en bas à gauche) lors d’un pèlerinage sur les lieux de ce groupe d’artistes du même nom. Elle s’inspirera aussi de la côte bretonne (en haut), et du village familial de Crespin (Nord) avec ce chemin floral idéalisé, par lequel on peut penser que disparaît ce colporteur lui aussi fleuri:

Mathilde Delattre est reconnue comme une artiste de fleurs particulière, en tant qu’elle s’éloigne du simple souci de représentation de la plupart de ses collègues aquarellistes, cherchant toujours la « mise en circonstance » des fleurs dans ses oeuvres; et comme le disait la critique:
… « il y a toujours, dans ses «compositions»,
nous ne savons quel enveloppement
d’un très subtil sentiment poétique
qui, dans notre souvenir,
reste la caractéristique essentielle de son talent«

Le café, huile sur toile, 83 cm x 102 cm, collection particulière, ca 1920 (détail).
Parfois pourtant des « apparitions » quelque peu étranges surgissent sur ces chemins, comme cette vierge ou ce Christ spectral que l’artiste – pourtant libre-penseur – campe en haut du majestueux escalier d’une abbaye belge abandonnée:

Le grand escalier, huile sur toile, collection particulière.
On pense aussi à sa « grande toile » devant laquelle l’artiste pose fièrement dans son atelier avant de devoir s’en séparer, le visage comme nimbé d’une aura de mystère due au cliché photographique, qui aurait ravi les milieux spirites !

Mathilde Delattre dans son logement-atelier, devant « la grande toile », Veille de fête au cloître (Salon de l’Union, 1912), avec son frère « Geo », vers 1937 (cliché Madeleine Tétin, colorisation 2022).
« Sur une terrasse où passent de blancs fantômes de religieuses », dira alors un critique à propose de « Veille de fête au cloître »; ce thème des religieuses revient plusieurs fois dans l’oeuvre, mais parfois c’est une image païenne qui peut surgir, comme rapporté par ce critique en 1903: « Mademoiselle Delattre sait imaginer des circonstances spirituellement ou poétiquement pittoresques. Qui ne se souvient, pour ne citer que cela, de ses mystiques Fleurs pour la procession de l’an dernier ? Cette année, la circonstance imaginée est toute autre: Dans un coin de parc, (…) le plus délicieux amoncellement de roses pour honorer, exalter ironiquement le Dieu même de la Nature, un vieux « Pan », une ruine couverte de mousse mais qui garde encore son rictus énigmatique ! (…) C’est exquis d’aspect et très spirituellement significatif ».
Enfin, un dernier personnage quelque peu énigmatique et qui nous interpelle, ce chat noir fièrement campé qui surgit du lavis blanc d’un Déjeuner du matin:

Le déjeuner du matin, Salon des artistes français 1925, cliché F. Vizzavona, colorisation 2022.
Mais revenons aux fleurs… Dans certaines de ses natures mortes florales (plus précoces que les toiles de Plein air présentées ci-dessus), on peut évoquer la tradition artistique des « vanités » du 17è siècle, comme dans ces lilas, où les fleurs vives cohabitent avec d’autres qui déjà fanent et tombent. Cela semble bien dans le coeur de l’inspiration de l’artiste, qui avait souvent un regard détaché et ironique sur les aspects matériels de l’existence; et Mathilde Delattre nous interprétait peut-être dans ses études de fleurs – qu’elle chérissait – à la fois l’éphémère de la condition humaine, et aussi, dans cette beauté qui revient de saison en saison, le secret de ce « quelque chose qui survit toujours ».

Lilas, aquarelle 142 cm x 82 cm, Salon des artistes français de 1899, acquise par l’état.
Autant d’hypothèses bien sûr sur la personnalité et le « carburant » énergétique de l’artiste, qui quoi que femme célibataire et sans soutien financier parvint à vivre de son art pendant plusieurs décades, sur un chemin qui n’était pas d’emblée tout tracé pour elle, puis à organiser de façon toujours autonome ses dernières années de vie, grâce à une grande force intérieure dont ce billet évoque quelques aspects. L’énergie créatrice restera certes toujours un secret d’artiste, mais espérons la re-découverte prochaine d’oeuvres et de témoignages autour de Mathilde Delattre qui permettront de mieux préciser quel était réellement l’esprit de son chemin intérieur.
«Les fleurs, passagères clandestines, conductrices d’instants (…) les morts sont-ils des fleurs ? Elles prolongent la présence; les fleurs ne meurent peut-être jamais, elles sont toujours recommencées»
Colette Fellous, Quelques fleurs, 2024